Voici quelques réflexions sur la mise en place d’un système financier européen. Il ne s’agit pas de répéter ce discours tant entendu et maintenant objet d’un consensus, sur le renforcement de la régulation et son extension à tous les acteurs financiers, sur la lutte contre les paradis fiscaux, sur le changement de normes comptables pour éviter une finance procyclique amplifiant les variations, etc …
L’objectif est plutôt de proposer une approche plus globale et de pointer certains aspects stratégiques dont personnes ne semble se soucier et qui sont pourtant fondamentaux. Listons certains constats, identifions les risques, puis tirons-en ensuite certaines leçons :
Les constats :
– rappel des enjeux relatifs mondiaux en termes de PIB :
Le PIB mondial 2007 s’élevait à 54 000 Mds de $. La capitalisation boursière mondiale est du même ordre de grandeur, elle s’élevait en janvier 2008 à environ 50 000 Mds de $ et en octobre 008 était tombée à 25 000 Mds de $ et s’est encore dégradée depuis. La perte de valeur totale 2008 des bourses suite à la crise financière est donc égale à environ 50% de la valeur de production annuelle du monde ! Elle ne correspond pourtant pas à une baisse de moitié de la production mondiale, ni à une destruction des biens ou des entreprises réelles pour la moitié d’entre eux. Cette baisse est le résultat de l’effet amplificateur d’une surévaluation d’origine spéculative de certains actifs suivie d’un effet amplificateur d’une dévaluation de ces actifs, entraînant par contamination une crise de confiance ayant étendu la dépréciation à un ensemble d’entreprises, de biens immobiliers, et entraînant le risque de faillites en chaîne.
– Avec 17 000 Mds de $, l’Union européenne représente 31,5% du PIB mondial, devançant les Etats-Unis (14 000 Mds $, 26%), le Japon ( 4 400, 8%), la Chine (3 300, 6%), la Russie à égalité avec le Canada (1 300, 2,4%), l’Inde (1 200, 2,2%).
Au sein de l’UE, l’Allemagne réalise un PIB de 3 300 Mds $, soit 19,4% de l’UE, égal à la Chine (6% du PIB mondial), suivi par le Royaume Uni avec 2700 (15,9% de l’UE, 5% du monde), la France arrivant pratiquement à égalité avec 2 600 Mds$ (15,3% de l’UE, 4,8% du monde), l’Italie 2 100 et l’Espagne 1400.
En étant solidaire et cohérente, en parlant d’une voix, l’Europe a un poids prépondérant dans le monde.
– les acteurs qui ont causé la crise sont quelques acteurs financiers et quelques personnes, situés aux Etats-Unis, encouragées par un système laxiste et insuffisamment régulé, personnes qui étaient soit mal intentionnées soit irresponsables.
– les acteurs finaux les plus touchés par cette crise financière devenue économique, sont très nombreux, non seulement américains mais aussi européens, asiatiques, sud-américains, moyen-orientaux et Africains. Ce sont outre les entreprises qui sont ici considérés comme acteurs intermédiaires, d’abord des êtres humains, des familles, des personnes qui vont perdre leur logement, leur emploi, les chômeurs qui ont avoir du mal à retrouver du travail, les épargnants dont la valeur d’épargne a fondu, non seulement les fortunés mais aussi les retraités dont les revenus sont tirés de fonds de retraite par capitalisation. Dans un tel cas on voit la faiblesse du système américain comparé à une système de retraite par répartition qui lui est plus sensible à l’évolution démographique mais moins aux aléas de la bourse (même le fonds de retraite des fonctionnaires américains a perdu en 2008 3 Mds de $ sur un total de 65 Mds de $).
– Régulation et surveillance financière opérées différemment selon les Etats alors qu’il y a porosité complète entre les économies et les entreprises de ces Etats. On constate donc que même si la finance et les banques européennes et notamment françaises étaient mieux équilibrées, mieux dotées de fonds propres, mieux régulées et surveillées que la finance et les banques américaines, elles n’ont pas été à l’abris des dégâts collatéraux, du fait de l’interdépendance économique et financière dans la mondialisation et notamment dans un contexte de libre-échange, de déréglementation à tout va.
Seule une régulation cohérente au niveau mondial sera efficace. Son préalable est une régulation européenne cohérente et le poids de l’Europe pour peser dans les décisions visant à mettre en place cette régulation internationale.
– Le facteur culturel.
Pourquoi l’environnement bancaire et financier américain est-il tant sujet à des déficiences de contrôle, que les Européens semblent découvrir maintenant avec effroi et stupeur ? Par exemple les enquêtes et contrôles de la SEC aux Etats-Unis, qui équivaut à l’AMF, sont « sur pièce » (et sur déclaration sur l’honneur) et pratiquement jamais « sur place », contrairement à chez nous. Idem d’ailleurs au Royaume Uni. Cela vient notamment d’un facteur culturel : dans la culture anglo-saxonne protestante, le mensonge est inadmissible et si un acteur ment ou commet un délit, il se trouvera toujours un délateur pour le dénoncer, ce dernier étant considéré comme un héros et la délation comme un acte civique. Alors que dans les pays latins, le menteur ou celui qui profite du système, fraude le fisc, sait contourner la loi, est un rusé (presque un héros) et le délateur est considéré comme un traître et un collabo. Voyez l’image populaire dont bénéficie Bernard Tapie en France !
Ceci explique en partie que les Etats-Unis et le Royaume Uni n’aient pas mis en place les dispositifs de vérification et les infrastructures de police financière tels qu’on les connaît en France et en Italie. Mais avec la mondialisation, les cloisonnements ont sauté, les entreprises à l’origine étrangères se sont installées aux Etats-Unis avec leur culture et profitent justement d’y trouver moins de police et de surveillance, et la « morale » s’est un peu relâchée …
– L’Europe souffre en ses instances de plusieurs contradictions.
La Commission Européenne souhaite une Europe forte face aux Etats-Unis et à la Chine, mais en même tant la Commission européenne chargée de la concurrence intervient pour empêcher les fusions qui permettraient à un acteur européen d’avoir la taille critique permettant de rivaliser en compétitivité avec des acteurs notamment américains. Elle est chargée de la protection des consommateurs et de promouvoir une politique économique libérale mais à ce titre cherche à démanteler les services publics et interdit aux Etats de sauver leurs industries en crise…
Cela se termine en général par une reprise d’entreprises européennes par les américains (Alcatel-Lucent, Péchinay-Alcan, Nyse-Euronext,…).
– L’Europe a beaucoup de mal à faire primer l’intérêt général sur l’intérêt particulier des Etats. Notamment on le sait du fait de sa gouvernance et du vote à l’unanimité, qui bloque toute initiative dès qu’un Etat n’y trouve plus son compte. Ainsi est-il très difficile d’envisager l’unification de la fiscalité et notamment de l’impôt sur les sociétés, source de concurrence entre Etats membres sur la localisation des entreprises et des emplois (le non de l’Irlande au référendum est notamment dû à la crainte de devoir renoncer à la fiscalité attrayante qui en fait un avantage compétitif en Europe) et même la suppression de paradis fiscaux dès lors que certains de ces paradis sont européens.
Les Etats raisonnent plus en termes de « combien je paye et combien ça me rapporte » qu’en termes d’enjeux collectifs.
On le voit avec la réticence de l’Allemagne à accepter les quotas de baisse de gaz à effet de serre pour protéger son industrie automobile, la prudence de la France sur la suppression de la PAC …
On le voit aussi lorsqu’il s’agit d’envisager des fusions d’entreprises entre différents pays d’Europe : Berlusconi refusant un rachat de Alitalia par Air France KLM (finalement finalisé !), la France se repliant sur une stratégie de fusion GDF-Suez coincée entre l’impossibilité de fusionner avec EDF (monopole ou part de marché trop importante au goût de la Commission Européenne) et la peur d’envisager une reprise par, ou une fusion avec, une autre entreprise européenne.
Concernant la bourse, une fusion entre Euronext et Deutsche Börse a été envisagée mais n’a pas pu aboutir, à la fois à cause des difficultés rencontrées face à la Commission qui craint les situations de monopole, et par les Allemands qui furent très rigides dans la négociation, voulant imposer de conserver tout le site en Allemagne. Cela s’est terminé par une fusion entre Nyse (aux Etats-Unis) et Euronext (à Paris). Alors qu’initialement le management devait être partagé entre Américains et Français, JF Théodore étant le n°2, le board est en train de se débarrasser du management européen. Personne n’en parle alors que les enjeux sont bel et bien stratégiques. Dans la continuité de la fusion de ces bourses, notons le projet de fusion DTCC/LCH-Clearnet avec aussi des enjeux stratégiques sous-jacents : localisation physique de la plateforme de clearing aux Etats-Unis, sous une société de droit américain qui donc peut être soumise aux critères d’embargo ou de surveillance imposés par la loi américaine sur les valeurs qui y sont traitées ou les acteurs qui y opèrent.
Les risques
– La recherche du bouc émissaire. En tant de crise on cherche des coupables. Hitler a désigné les juifs après la crise de 1929. La crise étant venue par certaines banques américaines, la tentation pourra être de désigner globalement les banques et globalement les américains. Ceux qui se sont enrichis en bourse avant la crise seront montrés du doigt, notamment les patrons ayant bénéficié de stock-options et de parachutes dorés, ainsi que les traders ayant touché des bonus mirobolants, alors qu’ensuite la baisse ne s’est pas imputée sur les profits de ces personnes. D’un côté cela permet de remettre sur la table des injustices criantes, de l’autre le risque est grand de voir des catégories de personnes dénoncées comme coupables à tort, les employés de banque notamment, et les américains en général.
– L’exploitation de l’inquiétude des peuples. Face à la peur de perdre leur emploi, leur épargne, leur maison, les gens vont avoir besoin de protection pour leur famille et en même temps ont peur que l’effort de solidarité se fasse au détriment d’eux-mêmes. Ils accueilleront avec bienveillance « plus d’Etat protecteur » et un dirigeant qui s’impose en prétendant les défendre, sans pour autant accepter des hausses d’impôt. L’accroissement de la dette au détriment des générations futures étant un impact indirect auquel ils sont moins sensibles. Les élections européennes vont beaucoup jouer sur ces thèmes. L’UMP a choisi le thème de « l’Europe qui protège ».
– La tentation du repli sur soi des Etats européens. En même temps que la crise a remis l’Europe au devant de la scène, notamment avec Nicolas Sarkozy en qualité de Président de l’Union européenne en cette période de crise, multipliant sommets et initiatives communes, les plans de relance sont menés séparément par chaque Etat européen, même s’ils sont fait « en concertation ». Chaque Etat décide de son soutien en capital ou en apport de garantie aux banques et aux entreprises de son pays (avec accord de la Commission européenne), chaque Etat émet sa dette publique ou chaque dispositif privé garanti par l’Etat a recours au marché indépendamment. Il n’y a donc pas de solidarité entre Etats et de surcroît les Etats vont se faire concurrence sur le marché en émettant chacun des titres d’Etat (bons de Trésor, obligations), ce qui risque de tirer les taux long terme vers le haut face à des acquéreurs qui auront l’embarras du choix et seront ravis de trouver des placements « sûrs » à taux intéressant, renchérissant ainsi le recours au financement d’acteurs privés et délaissant les traditionnelles valeurs boursières, donc accélérant la baisse de ces valeurs.
Alors que les entreprises européennes peuvent être implantées dans différents pays d’Europe, avoir des fournisseurs et des clients de différents pays d’Europe, ne faudrait-il pas plutôt privilégier une vision d’ensemble et un financement commun ?
Vers un véritable système financier européen
Le renforcement de l’Europe doit passer par la création d’un véritable système financier européen, de bourses européennes performantes et intégrées (et de marchés organisés européens en général, s’appuyant sur des chambres de compensation européennes), en assouplissant cette règle contreproductive et affaiblissante pour l’Europe du dogme de la concurrence absolue qui empêche les fortes parts de marché et donc vont à l’encontre de puissants organismes capables de concurrencer les américains.
Ce système financier européen doit être accompagné de la mise en place d’un régulateur européen et d’un fonds stratégique d’investissement européen, qui peut partir de la BEI par exemple, en allant plus loin (prise de participation au capital de banques et d’entreprises européennes. Cela contribuera à la cohésion européenne, notamment sur des entreprises implantées dans plusieurs pays d’Europe. Un emprunt européen visant à doter un fonds commun, sur lequel les pays tireraient selon leur besoin, permettrait déjà d’éliminer la concurrence entre pays européens qui vont tous émettre de la dette publique et chercher l’investisseur, contribuant à tirer les taux de dette à la hausse …
Certains pays comme l’Allemagne craignent qu’en faisant un fonds commun ils ne subventionnent les autres pays à leur détriment. Ce serait le cas si les pays dotaient le fonds de fonds propres mais non si c’est un emprunt commun dont on répercute le coût aux bénéficiaires. On peut privilégier les entreprises européennes implantées sur plusieurs pays européens et les projets transversaux, trouver de plus une règle de péréquation plutôt en fonction de la localisation des bénéficiaires des fonds, qui apportent au pays en terme de revenus fiscaux et d’emplois, que d’origine nationale de ces entreprises.
Le fait de mettre en commun des ressources au service d’intérêts communs, d’entreprises communes, éviterait la concurrence et les conflits, comme la CECA a permis à la France et à l’Allemagne de le faire à la sortie de la guerre.
Ne pourrait-on l’organiser pour des ressources stratégiques, l’énergie notamment le nucléaire, la gestion de l’eau, et même certaines productions agro-alimentaires ?
A l’instar des transports publics et les réseaux ferrés, les banques et les assurances, les bourses et plates-formes de compensation de titres et de paiement sont des services publics, au sens de « au service au public » et non forcément au sens « d’entreprises publiques nationalisées ». Il est tout a fait envisageable que ces services soient organisés plutôt comme des mutuelles où les utilisateurs sont actionnaires et soient gérés au niveau européen, sans pour autant être entreprises d’Etat, comme par exemple SWIFT (service mondial assurant la normalisation et l’acheminement des ordres de paiement internationaux) qui est une entreprise privée détenue par l’ensemble des acteurs bancaires utilisant le service, de même pour l’ABE réalisant le clearing interbancaire de paiements en euro.
Au lieu de viser un objectif d’enrichissement financier d’actionnaires privés qui visent le profit à court terme plutôt que le développement à long terme de l’entreprise et l’optimisation de son utilité sociale, favoriser un tel système de gouvernance de banque et d’entreprise, où les actionnaires sont clients et même en partie salariés de ces entreprises induirait nécessairement des objectifs au service de l’intérêt collectif. Si cette gouvernance est transverse à différents pays d’Europe, au service de clients situés dans différents pays européens, on évitera le repli sur soi national et on favorisera naturellement la solidarité.
On peut aussi envisager une régulation de l’effervescence spéculative par le biais d’une taxe sur les capitaux échangés (Taxe Tobin), idée soutenue dès le début par F.Bayrou et M. de Sarnez (et aussi reprise par les Verts). Cette taxe pourrait abonder un fonds européen de garantie utilisé pour l’utilisation de plates-formes communes (boursières) par exemple.
Enfin n’oublions pas en termes de gouvernance mondiale une Europe qui puisse parler d’une seule voix au sein des ONG, du FMI et de la BRI, de l’ONU, de la Banque mondiale, du G8 et du G20, de l’OMC, … ainsi que face aux instances de régulation américaines, chinoises, etc. Condition nécessaire pour convenir notamment d’une régulation internationale.
Ces propositions ne coulent pas de source et sont difficile à prendre par les Etats et les acteurs nationaux concernés, qui hésitent à déléguer leurs pouvoirs à une instance supérieure. Les régulateurs nationaux trouvent toutes les raisons pour faire obstruction à la mise en place d’un régulateur européen. Il faudra une volonté politique forte pour y arriver. Une restructuration de l’actionnariat et de la gouvernance d’entreprises visant à multiplier les actionnaires européens en privilégiant des actionnaires « clients », intéressés au développement durable de l’entreprise, ne se fera pas non plus sans impulsion politique.
Ajoutons également pour expliquer les dégradations des actifs évalués aux patrimoines des sociétés que l’Europe est tenue de respecter les normes conptables dites « Bâles II » exigées par les Américains mais auquelles ils ne sont pas soumis…
Sommes nous sûrs de concourir dans la même catégorie et avec les mêmes règles?…
Mamouchka.